Déc 052011
 
En octobre dernier, Jean-François Draperi publiait L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoire et démocratie. Photo: Recma

En octobre dernier, Jean-François Draperi publiait L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoire et démocratie. Le rédacteur en chef de Recma, revue internationale de l’économie sociale souhaitait y « mesurer les limites de l’économie sociale et solidaire, présenter des pistes pour une critique du capitalisme, puis inviter à une mise en question radicale en proposant des voies de réflexion et d’action générale. » Rejoint par le journal Ensemble, il a confié sa vision des enjeux sur lesquels porteront la tournée de forums régionaux de l’Année des coopératives au Québec. Voici la première des deux parties de cette entrevue.

Nicolas Falcimaigne, journal Ensemble : M. Draperi, vous faites la critique du capitalisme tout en révélant les limites de l’économie sociale et solidaire. Quel est votre point de vue sur la démocratisation de l’économie ?

Jean-François Draperi : Démocratiser l’économie est une nécessité pour dépasser notre actuel modèle de développement, qui produit des ravages sociaux et environnementaux précisément parce qu’il échappe au pouvoir démocratique.

L’économie sociale et solidaire ne peut répondre aux enjeux de la société contemporaine sans établir des partenariats avec les autres économies s’appuyant sur le pouvoir des producteurs, des consommateurs ou des habitants d’un territoires, et non sur celui du capital : l’économie domestique (non marchande), l’économie de proximité des petites et moyennes entreprises et l’économie publique.

Ces économies – domestique, privée, sociale et publique – sont fondamentalement différentes, mais elles partagent une même raison d’être – l’activité et l’usage – et une même énergie – l’innovation. Des partenariats peuvent être développés, aussi bien au niveau des entreprises qu’à celui de leurs instances représentatives. Sous cet angle, l’économie sociale prolonge l’économie proprement privée – c’est-à-dire plus de 90 % des entreprises – en lui donnant les moyens de résister aux grandes entreprises. L’économie publique peut s’appuyer sur l’économie sociale pour certains services d’intérêt général.

Cela étant, démocratiser l’économie ne représente qu’un volet d’un processus général qui engage également la formation, la recherche et l’ensemble de la vie sociale et politique.

NF : Considérant la tendance à la baisse du taux de participation aux élections, pourquoi confier le contrôle des entreprises à la démocratie ?

JFD : Oui, les grandes coopératives bancaires ou les grandes mutuelles connaissent une érosion démocratique, la proportion de sociétaires impliqués dans les assemblées générales diminuant alors que les choix de la technostructure pèsent davantage dans les décisions. Mais il faut souligner que depuis la fin des années 1990, on observe une augmentation de la participation des membres dans plusieurs grands groupes. Le taux de votants aux assemblées générales augmente et une nouvelle génération de membres apparaît…

Par ailleurs, les grands groupes de l’économie sociale n’épuisent pas toute l’économie sociale. Et cette « loi d’airain de l’oligarchie » est observée dans le mouvement ouvrier depuis le début du XXe siècle. Est-ce pour autant qu’il faut décréter que la démocratie, toujours imparfaite, est définitivement un mode d’organisation politique et sociale irréaliste et qu’il faudrait qu’un petit nombre d’experts décide seul de la destinée d’entreprises dont l’activité est fondamentale en termes de cohésion sociale, de diminution des inégalités ou de continuité territoriale ?

NF : 92 entreprises coopératives se sont créées au Québec en 2010. Comment accélérer la démocratisation de l’économie ?

JFD : En France également, les créations de coopératives (toutes familles confondues) ne sont pas très nombreuses. Pour autant, je crois qu’on peut néanmoins affirmer que notre période se caractérise par une certaines effervescence créatrice. Cette créativité prend souvent la forme d’associations et non pas de coopératives. Mais au fond, les 1200 ou 1500 associations pour le maintien d’une agriculture paysanne qui se sont créées en France au cours des 10 dernières années sont des formes de coopératives de consommateurs et non des associations sans but lucratif. Que faut-il pour qu’elles deviennent des coopératives sur le plan juridique ?

Tout d’abord, me semble-t-il, simplifier les statuts, les rendre attractifs. Il est inconcevable qu’il se crée plus de coopératives de production – ce dont je me réjouis bien sûr que de coopératives de consommateurs, qui sont formellement bien plus aisées à concevoir, à financer et à faire vivre puisqu’elle n’exigent pas de fonds propres aussi importants que les coopératives de production.

Les autres enjeux, constants dans l’histoire, sont ceux de la formation et de la communication. La formation, c’est-à-dire tout à la fois, l’animation du sociétariat car les coopérateurs sont les meilleurs prescripteurs de la coopérative, la formation des  jeunes à l’école – et la rédaction de manuels par exemple, comme celui que nous avions rédigé il y a quelques années avec le soutien du Groupement national de la coopération (coopératives.coop : Les entreprises coopératives, créatrices de richesse et de sens) qui avait été adressé à 7000 enseignants de sciences économiques en Lycée. La formation des élus politiques, en particulier des élus locaux, des fonctionnaires territoriaux, la formation des acteurs syndicaux, des responsables de PME qui souhaitent céder ou transmettre leur entreprises, etc.

NF : Quelles sont les réponses les plus intéressantes apportées par l’économie sociale au problème de la dévitalisation des milieux ruraux, en termes de services de proximité et de circuits courts ?

JFD : On assiste à une véritable explosion d’innovations et c’est dans les départements les plus ruraux comme la Lozère, le Cantal, la Creuse (dans le Massif Central) que le taux d’emplois en économie sociale et solidaire est le plus élevé. Certaines vallées ne pourraient maintenir une population sur place sans l’économie sociale et solidaire. On observe dans le même territoire, regroupant quelques communes, des coopératives d’artisans – un magasin coopératif qui permet aux petits artisans de ne pas se préoccuper de la vente de leurs produits –, des coopératives agricoles qui collectent le lait, fabriquent et vendent le fromage,  des coopératives de production, des associations culturelles, sportives, de tourisme dynamiques, et associations de producteurs agricoles et éleveurs locaux qui proposent des produits de qualité en se regroupant, et bien entendu, comme partout maintenant en France, des AMAP.

Le développement des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) est certainement le fait le plus visible pour les urbains français aujourd’hui : autour des villes, les terres agricoles se font rares et très chères, les agriculteurs et consommateurs s’associent directement. Les « paniers », souvent bio, satisfont le besoin de qualité des seconds, dont l’engagement assure les revenus nécessaires aux premiers. L’accès à la terre s’avère très difficile pour de jeunes agriculteurs. Appuyé par la Nef, une banque coopérative et solidaire, un fonds d’investissement piloté par une association, Terre de Liens, se porte acquéreur de terrains et les loue en luttant contre la spéculation foncière.

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Jean-François Draperi est maître de conférences au Cnam et rédacteur en chef de la Recma, www.recma.org
Derniers ouvrages parus : Parcourir sa vie, Se former à l’autobiographie raisonnée, Presses de l’économie sociale, nov. 2010,
L’économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoire et démocratie, éd. Dunod, oct. 2011