Si le Québec était une démocratie digne de ce nom, l’entrée en politique de Pierre-Karl Péladeau serait un scandale. La candidature du propriétaire de Québecor pour le Parti québécois (PQ) n’a pas manqué de soulever un nuage de protestations ou d’acclamations, selon les allégeances. Au-delà de l’effet de la candidature-vedette sur la campagne péquiste, on dénonce une «berlusconisation»* du Québec, soit la collusion des médias et du gouvernement. Pourtant, dans notre soi-disant démocratie, avec une presse parmi les plus concentrées au monde, cette collusion existe depuis longtemps.
Si nous vivions dans une démocratie, le propriétaire d’un conglomérat qui contrôle «40% de l’information au Québec», selon la FPJQ, ne pourrait pas être candidat au poste de député, encore moins ministre ou chef d’État. Il existe un principe en démocratie, un principe fondamental, qui est la séparation des pouvoirs.
Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire ne doivent pas être confondus, avait déjà établi Montesquieu au 18e siècle. Avec l’émergence de la presse, de la radio et de la télévision au 19e et au 20e siècle, est apparu le pouvoir des médias, dont Hannah Arendt et Albert Camus disaient qu’il fallait le protéger respectivement de l’ingérence du pouvoir politique et le libérer de l’influence de l’argent.
Le pouvoir d’informer la population, et donc d’éclairer ses choix électoraux, est entre les mains des entreprises de presse. Ce «quatrième pouvoir» ne doit souffrir aucun conflit d’intérêts avec l’un ou l’autre des trois premiers pouvoirs.
Quelle séparation des pouvoirs?
Au Québec, nos seules élections sont législatives. Le chef du parti qui remporte la majorité à l’Assemblée législative, celle qui vote les lois, devient automatiquement le chef d’État, et détient le pouvoir exécutif. Le même parti majoritaire nomme les juges, qui exercent ensuite le pouvoir judiciaire. Les trois premiers pouvoirs sont donc réunis en un seul, celui du premier ministre.
Si un grand patron de presse devient député du parti au pouvoir (même ministre, puisque M. Péladeau ne s’est certainement pas mouillé pour réchauffer les banquettes arrières), les médias qu’il possède deviennent de facto l’agence de communication du parti et de son gouvernement. Le documentaire La Première, sur Pauline Marois, réalisé en 2012 par Yves Desgagnés, son conseiller politique, est d’ailleurs offert gratuitement aux abonnés Vidéotron depuis cette semaine.
Que l’influence de l’«ex»-magnat de la presse soit implicite ou explicite, que ses avoirs soient en fiducie ou non, son réseau travaillera pour lui. Prétendre le contraire frôle la mauvaise foi.
Un pouvoir absolu…
Pierre-Karl Péladeau dispose des quotidiens Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec, de nombreux magazines, des chaînes de télé TVA et LCN, du réseau anglophone de droite Sun Media, de Vidéotron, ainsi que des imprimeries et d’un réseau de distribution qui sont les principaux fournisseurs du quotidien indépendant Le Devoir. Tout son empire se mettra à son service, et donc à celui du PQ.
Si, non content de souffler ses répliques à Mme Marois, M. Péladeau devenait chef du parti, tous les pouvoirs seraient concentrés entre ses mains: exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. Dans un Québec souverain, ce pouvoir serait tout simplement absolu.
Peut-on imaginer ce patron de presse, responsable de 14 lock-out, mener les négociations sur le renouvellement des conventions collectives du personnel de l’État, ou une commission parlementaire sur les conditions de pratique du journalisme indépendant? Parions que des scandales de fonctionnaires ou des cas isolés de fautes journalistiques feraient alors la une de ses quotidiens.
Les masques tombent
Ce n’est rien de nouveau. Les médias québécois sont réunis sous un nombre de plus en plus restreint de grands propriétaires, qui se comptent sur les doigts d’une seule main. Les résultats des élections ressemblent à s’y confondre au poids média des différents partis pendant la campagne, comme le démontre l’analyse de la dernière campagne par Influence Communication. Les propriétaires de presse ont déjà le pouvoir de faire et de défaire les gouvernements.
En 2011, l’opposition péquiste a déposé un projet de loi privé protégeant l’édification de l’amphithéâtre à Québec de toute poursuite malgré l’octroi du partenariat à Québecor sans appel d’offres. Cet investissement de fonds publics pour des profits privés, au bénéfice de Québecor, a été fait alors que le Parti québécois avait besoin de visibilité médiatique pour accéder au pouvoir.
Ce n’est qu’un exemple du pouvoir exercé par les conglomérats médiatiques sur les élus. On pourrait exposer longuement les intérêts de Power Corporation, qui détient les quotidiens du groupe Gesca (La Presse, Le Soleil, etc.), dans l’exploitation pétrolière et dans d’autres secteurs d’activité. Le soutien de cet empire au Parti libéral est bien connu.
En clair, M. Péladeau avait le contrôle officiel de son entreprise et un contrôle informel sur l’agenda gouvernemental. Il prend maintenant le contrôle officiel de l’agenda gouvernemental et gardera un contrôle informel sur son empire médiatique.
En sautant dans l’arène politique, Pierre-Karl Péladeau ne fait qu’afficher au grand jour ce qui se fait depuis longtemps en coulisse. Ce n’est pas un grand changement dans notre simulacre de démocratie. Au mieux, peut-on y voir un étonnant acte de transparence.
Avec Simon Van Vliet
*Berlusconisation : phénomène qui rappelle le règne de Silvio Berlusconi, ce président italien richissime qui était aussi à la tête de l’empire Mediaset avant de tomber en disgrâce pour fausses déclarations sous serment, falsifications de bilan, fraude fiscale et affaires de mœurs.