«Papa, pourquoi le premier ministre attaque le Québec?» Du haut de ses onze ans, elle avait entendu le bulletin télévisé, annonçant que tous les partis de l’Assemblée nationale du Québec dénonçaient d’une même voix la contestation de la loi 99 par Stephen Harper, premier ministre du Canada. «Euh, eh bien, ma grande, c’est parce qu’il ne veut pas qu’on se sépare du Canada, répond le papa hésitant, pas certain d’y croire lui-même. En fait, c’est bizarre, parce que le résultat pourrait bien être l’inverse, et c’était prévisible.» De grands yeux perplexes le fixaient.
«Tu n’as pas fait tes devoirs. Déjà qu’on a soupé tard, arrête de poser des questions et dépêche-toi de manger.» Son père ne voulait visiblement pas se compliquer la conversation ce soir-là.
Mais ses pensées s’emballaient malgré lui. «Ce geste de M. Harper pourrait-il ranimer la ferveur souverainiste et servir de tremplin au Parti québécois pour se faire réélire comme gouvernement majoritaire?», se questionnait-il en silence.
Sa fille n’en démordit pas. «Papa, le premier ministre, lui, il devait bien le savoir qu’en attaquant le Québec, les Québécois se sentiraient attaqués.» Cette évidence jeta un long silence. De l’autre côté de la table, la mère tança son mari d’un regard amusé. Lui, il coupait ses légumes.
«Les premiers ministres ont autour d’eux une équipe de pros des communications. C’est sûr qu’avant d’agir, ils ont pensé à tout. En général, ce qui se passe, c’est ce qu’ils ont voulu qu’il se passe.» Il décida de pousser plus loin la réflexion de sa fille. «Est-ce que tu penses que Harper aurait plutôt envie que la première ministre Marois soit réélue majoritaire?»
Sa fille ne savait pas quoi répondre. Comment un premier ministre du Canada pourrait-il vouloir que les indépendantistes prennent le pouvoir et déclenchent un référendum pour se séparer du Canada?
«Peut-être que Marois fait son affaire pour d’autres raisons et qu’il ne croit pas vraiment qu’elle peut faire l’indépendance?» La mère était sortie de son mutisme, et ils attendaient maintenant qu’elle précise sa pensée. Elle n’en fit rien. Elle se leva pour poser le dessert sur la table.
«Pourquoi Harper voudrait-il l’élection d’un PQ majoritaire?», s’enquit le père. «Ouain?!», renchérit la fille. Puis son regard s’éclaira.
Le père tenta une explication. «Il prévoit faire sa campagne électorale dans 18 mois sur le dos des souverainistes, privant son adversaire Justin Trudeau de sa carte maîtresse: la défense de l’unité canadienne.»
«Oui, mais ça c’est dans longtemps», répliqua la fille. Un an et demi, aussi bien dire une éternité: elle sera au secondaire! «Pas fou, relança le père, maintenant complètement absorbé par la discussion. Mais dans l’immédiat, quels sont les intérêts de Harper?»
«Tout le monde sait qu’il a de l’intérêt pour les activités pétrolières, répondit la mère. Et on sait que Marois veut développer le pétrole au Québec, tout en faisant passer les oléoducs sur son territoire.»
«Papa, l’autre jour, le journal disait que les sables bitumineux seraient multipliés par trois s’ils pouvaient être exportés par la mer, et qu’ils se vendraient 30 piastres plus cher pour chaque baril», se rappela la jeune fille. «C’est vrai, répondit la mère. Peut-être que Marois a besoin d’un gouvernement majoritaire pour imposer la réalisation de ces projets, qui inquiètent beaucoup de gens.»
«C’est tordu en s’il-vous-plaît, ce que vous dites-là, s’exclama le père, mais c’est tellement possible! Harper qui fait semblant de protéger le Canada contre les « séparatistes », mais qui dans le fond encourage leur réélection pour passer ses pipelines. C’est diabolique!»
«Mais qu’est-ce qu’on va faire? Il faut empêcher ça!», s’exclama la fille.
«Pose donc la question demain à l’école, dans ton cours d’Univers social, suggéra le père, jubilant à l’idée de la tête que ferait son prof. On en reparlera. Mais maintenant, vas faire tes devoirs!»