«Confiée pour toujours à la fiducie, la terre n’a plus de valeur, parce qu’elle ne peut être vendue. Elle devient comme l’air, l’eau, un bien commun.» Yuill Herbert, cofondateur de Tatamagouche Community Land Co-operative, la fiducie foncière sur laquelle est installée la ferme Waldegrave, à Tatamagouche, affirme qu’il s’agit d’une première dans les Maritimes. La célèbre ferme néoécossaise, sur laquelle se tient chaque année Tatamagouche Free School, marche ainsi sur les traces de la Ferme Cadet-Roussel en Montérégie, également sous fiducie foncière, mais sa structure est inattendue.
Les fiducies foncières protègent la terre à long terme «en la sortant du marché foncier, donc de la spéculation et de la possibilité de développement. C’est un mouvement de grande ampleur aux États-Unis et au Canada anglais, où de grands organismes aident les plus petites fiducies à se mettre en place», a expliqué Jocelyn Darou, étudiant à la maîtrise en sociologie et anciennement chercheur au Groupe de réflexion et d’action sur le paysage et le patrimoine (GRAPP), lors du séminaire Les fiducies foncières agricoles – L’approche coopérative, tenu par l’Alliance de recherche université-communautés – Développement territorial et coopération (ARUC-DTC) en février 2012.
Propriétaire légale de la terre, la fiducie foncière agricole loue des parcelles à des agriculteurs, qui sont parfois propriétaires des bâtiments, avec des baux à long terme. Les fiducies foncières sont gérées par des fiduciaires, dont le nombre et la provenance sont déterminés par les termes de la fiducie.
C’est un changement de mentalité qui impressionne Geneva Guérin, directrice de Sustainability Solutions Group (SSG), à Montréal. «Des propriétaires privés ont la conscience de se dire : je vais enlever la valeur capitaliste de ce que je possède pour le remettre à la communauté. C’est révolutionnaire !»
Le diable est dans les détails
N’est-ce pas là une nouvelle façon de créer des clubs privés ? La réponse est dans les termes de la fiducie. À Tatamagouche Community Land Co-operative, le conseil est constitué par un tiers de locataires, un tiers de membres de la communauté, et le dernier tiers composé de sages nommés par ces deux groupes. «Ceux qui vivent sur la terre ont des besoins et intérêts particuliers, mais la terre est confiée à la communauté et celle-ci doit être représentée au conseil, tandis que les sages sont nommés pour arbitrer les discussions entre ces deux groupes», explique Yuill Herbert, qui vient aussi d’être réélu pour un second mandat au conseil de la Canadian Cooperative Association (CCA).
Annie Roy, directrice générale de la Coopérative de développement régional (CDR) Centre-du-Québec/Mauricie, qui s’est exprimée lors du séminaire de l’ARUC-DTC, croit aussi que la structure coopérative est une garantie appropriée à la fiducie, car «son mode de gouvernance est apparenté à celui d’une coopérative par son conseil de fiduciaires. La combinaison des deux structures permet d’une part aux fiduciaires d’administrer la terre selon les volontés du fondateur initial, alors que le conseil d’administration de la coopérative organise l’aspect opérationnel de l’agriculture. Il faudrait probablement songer, dans l’établissement du modèle de fiducie foncière agricole coopérative, de placer des administrateurs communs sur les deux conseils d’administration. La fiducie consentirait donc un contrat d’exploitation à la coopérative, et une gouvernance participative combinée entre ces deux entités devrait permettre d’assurer leur viabilité».
Au Québec
À Mont-Saint-Grégoire en Montérégie, la ferme Cadet-Roussel a été la première au Québec à opter pour la fiducie foncière, comme stratégie de relève. La démarche a commencé par la création d’un organisme à but non lucratif (OBNL), Protec-Terre, dont les objectifs sont «la conservation du patrimoine agricole écologique à perpétuité, éliminer les coûts d’achat du fonds de terre à la relève et aux générations futures, garantir l’autonomie du fermier dans la gestion et le développement de son entreprise, contribuer à diminuer l’endettement des agriculteurs biologiques, libérer le fonds de terre de la spéculation foncière et de la flambée des prix et rendre plus accessible aux urbains une alimentation saine et sécuritaire» , a décrit la cofondatrice Anne Roussel lors du séminaire de l’ARUC-DTC.
C’est Protec-Terre qui est fiduciaire de la terre et qui en confie l’exploitation aux acheteurs de parts, après avoir recueilli les droits d’accès prioritaire à perpétuité sous forme de dons et les avoir versés à la fiducie, qui a acheté le fonds de terre.
Pour Yuill Herbert, c’est très important que la charte garantisse la perpétuité de la fiducie, en empêchant les fiduciaires d’en changer les termes ou de vendre la terre. En Nouvelle-Écosse, il aurait fallu modifier une loi provinciale pour inscrire la perpétuité dans la charte. Les fondateurs se sont donc contentés de rendre si compliquée la vente de la terre qu’elle devienne pratiquement impossible. Le transfert de la propriété a duré presque dix ans après l’achat initial de la terre par le groupe, dont trois ou quatre ans pour développer les baux qui permettent aux membres d’y vivre.
Une réponse aux enjeux mondiaux
La fiducie foncière est une façon originale de répondre à des enjeux qui touchent actuellement le monde agricole : «l’accaparement des terres par des États étrangers, l’augmentation du nombre de terres en friche (spéculation ou difficulté du transfert de ferme), l’intensification de la crise alimentaire, les difficultés d’accès à la terre pour la relève agricole, la souveraineté et l’autonomie alimentaire à long terme, et l’utilisation du territoire agricole à des fins autres qu’agricoles», ont expliqué Marie-Paule Robichaud, agente de recherche et développement au Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), et Nadine Bachand, chargée de projets chez Équiterre, à l’ouverture du séminaire de l’ARUC-DTC.
Il s’agit d’une des alternatives intéressantes pour bâtir une économie de transition, à côté de l’économie dominante, prête à la remplacer quand elle s’effondrera, constate Jean-Luc Henry, cofondateur et directeur général Mouvement des artisans du changement, qui a découvert les fiducies foncières au séminaire de l’ARUC-DTC. «C’est certain qu’il y aura une crise. Mais si ce n’est pas le cas, nous aurons créé des milieux de vie plus agréables.»
Joan Baxter, chercheure associée à l’Institut d’Oakland, journaliste, auteure de plusieurs rapports de recherche sur les transactions foncières au Sierra Leone et au Mali, abonde en ce sens : «Les fiducies foncières, telles que je le comprends, est une propriété collective administrée collectivement. C’est très similaire aux communal land tenures traditionnelles en Afrique, par lesquelles la communauté occupait la terre et s’en occupait, comme intendants pour les générations futures. Mais ces terres n’étaient jamais vendues ni achetées, ce n’était pas une possibilité.
Et maintenant tout a changé, la Banque Mondiale encourage et subventionne la réforme foncière qui va amener cette possibilité, ce qui est un désastre pour les petits fermiers occupants. Ils reçoivent un titre de propriété foncière qu’ils utilisent comme garantie pour obtenir un prêt, et tombent dans le même piège qu’ont connu les fermes familiales en Amérique du Nord : s’agrandir et acheter de l’équipement pour produire plus, mais c’est leur dette qui s’accroit. Avec les changements climatiques, ils ne peuvent même plus compter sur les saisons végétatives, ni sur les précipitations. Donc ils peuvent tout perdre et perdre leur terre. Il faut se demander s’il n’y a pas un agenda caché derrière cet encouragement à la privatisation des terres en Afrique».
Avec Kevin Morin
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