Depuis le milieu du XXe siècle, la publicité a progressivement pris de l’importance dans les journaux, jusqu’à complètement remplacer les revenus provenant des lecteurs. Le lecteur n’est plus le client du journal, il en est la marchandise, fournie à un annonceur. Les intérêts des annonceurs, conjugués à la proximité économique et sociale qui est la règle dans les régions du Québec, crée des situations où les journalistes subissent des pressions, de l’intimidation, des menaces, et même parfois de la violence.
Il faut «arrêter cette noyade de l’information dans la publicité. C’est un désastre de gaspillage de papier chaque semaine, s’indigne la journaliste indépendante Christine Gilliet, rencontrée à Saguenay. Les gens les mettent directement à la poubelle.» Selon elle, il faut revenir à la vente du journal au détail. «Ce serait respecter le lectorat et cela permettrait de repartir la roue dans l’autre sens.»
La primauté de la publicité, Nathalie Deraspe l’a subie comme journaliste indépendante dans les Laurentides. «J’ai eu tellement d’articles sacrifiés, des bons textes, parce qu’à la dernière minute, on vient de vendre la page de pub, témoigne-t-elle, ajoutant que l’influence s’exerce aussi sur le contenu. Tous les sujets sensibles sont évacués. C’est évident qu’on va parler davantage de saisie de drogue et de violence conjugale, parce que ça n’implique que des individus. C’est pour ça qu’on s’attaque aux chiens écrasés. Pendant qu’on remplit les pages sur le cas d’un gars qui a pété les plombs, il y a tout le reste qui est laissé en plan. Ça occupe, mais on ne sort pas grandi quand on a lu ça.»
Pression des annonceurs sur le contenu
Karine Desbiens, journaliste à La Sentinelle de Chibougamau, raconte le virage qu’elle a fait prendre à l’information dans cette région. «On a eu quelques appels au début, des gens qui n’étaient pas contents de la façon de traiter l’information, parce qu’on essaie d’apporter les deux côtés, se souvient-elle. C’est arrivé que quelqu’un vienne nous voir pour nous dire qu’on avait parlé de lui, et il nous a même fait des menaces sur les ventes.» En trois ans, le milieu a pris une certaine maturité et elle peut compter sur l’appui de son directeur: «la publicité et l’information, chez nous, depuis que je suis là, ça a toujours été deux mondes et ça reste toujours deux mondes», affirme Guy Tremblay, qui a déjà été journaliste.
La proximité a des conséquences parfois délicates, notamment pour un éditeur indépendant qui a préféré garder l’anonymat. «On est dans un petit village et on s’est fait une spécialité des faits divers, explique-t-il. Parfois, ça cause des problèmes, ça m’empêche d’écrire ce que je devrais écrire, parce que je dois faire attention. J’ai l’obligation, pour mes enfants et pour moi-même, de faire attention, parce que les gens dont on parle et qui sont dans les faits divers, au palais de justice, n’ont pas les mêmes règles de déontologie que les journalistes.»
Violence juridique, physique ou économique
Maurice Giroux, journaliste de MédiaSud à Longueuil, rapporte avoir fait l’objet d’une poursuite-bâillon. «On est en procès depuis un an pour avoir écrit des articles sur la gestion de l’aéroport de Saint-Hubert, explique-t-il. On est poursuivis pour 120000$, ce qui correspond à notre chiffre d’affaire annuel. La compagnie d’aviation qui nous poursuit a un chiffre d’affaires de 15 millions $.»
En termes de violence physique, deux témoignages ont été recueillis sous le couvert de l’anonymat. Un éditeur indépendant faisant face à une tentative d’achat de son média par un conglomérat, courtois au début, a vu changer le ton lorsqu’il a annoncé son refus. Le lendemain, le négociateur est revenu avec un «fier à bras», qu’il désignait comme son «directeur des acquisitions», ce qu’il perçut clairement comme une menace physique. Un autre responsable de média communautaire aurait reçu des tirs dont les projectiles ont fracassé la fenêtre du bureau.
Enfin, l’auteur de ces lignes, dans une expérience antérieure, a perdu son emploi de directeur et de journaliste pour un nouveau média local, à la suite d’une campagne électorale municipale. Le cofondateur du média avait été en charge des communications de l’un des candidats. Après le congédiement, la ville a embauché une des administratrices du média qui y avait pris part. La violence peut prendre de multiples visages, notamment juridique, physique ou économique.