Du 13 au 15 octobre, les coopératives de travail se sont réunies à Québec dans le cadre du Congrès nord-américain de la coopération du travail, précédé d’un congrès spécial sur la transmission d’entreprises aux employés. Interrogé en marge de l’événement, Alain Bridault, président de la Fédération canadienne des coopératives de travail (FCCT/CWCF) dresse un portrait inquiétant du défi qui attend le mouvement coopératif au cours de la prochaine décennie.
Nicolas Falcimaigne, journal Ensemble : M. Bridault, pourquoi avez-vous convié les coopératives de travail à un congrès spécifique sur la transmission d’entreprise aux employés ?
Alain Bridault, FCCT/CWCF : Nous avions vraiment pour objectif de réveiller le monde en disant : « écoutez, on sait qu’il y a un tsunami qui s’en vient de 200 000 entreprises au Canada qui vont changer de main d’ici 20 ans. »
Normalement, il n’y a jamais de problème pour la transmission d’entreprise parce que ça se fait régulièrement, mais la génération des papy-boomers va prendre sa retraite. Comme c’est la génération la plus populeuse, cela va créer une espèce de courbe en cloche, dont la pointe devrait être vers 2018, 2020.
C’est comme un raz-de-marée qui va arriver, parce que le mode traditionnel de transmission d’entreprise ne suffira pas. Le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’exportation (MDEIE) évalue à 55 000 le nombre d’entreprises québécoises qui vont changer de main dans les 10 ou 15 ans, et il va manquer 25 000 repreneurs. C’est ça l’enjeu.
Et moi je dis : « non, il ne manquera pas 25 000 repreneurs. Parce que les employés sont là, ou la population locale si c’est un petit magasin, la dernière épicerie ou la dernière station service qui disparait, ou la quincaillerie. » Oui, il y a des repreneurs. Ce ne sont pas les repreneurs habituels, mais ils sont là potentiellement. Les employés ont intérêt à conserver leur travail.
N.F. : S’il y a des repreneurs, où est le problème ?
A.B. : Cela se fait sous forme de coopérative, et la formule est mal connue. Même au Québec, la région la plus coopérativisée en Amérique du Nord, elle est mal connue. Ce qu’on connaît, c’est les caisses populaire, les coop de consommation, les coop agricoles, mais la formule de coop de travail n’est vraiment pas connu.
Il y a déjà eu des expériences extraordinaires de transmission d’entreprise, mais beaucoup plus en Europe et en Argentine. Tout à coup, avec l’énorme crise qui a frappé l’Argentine, les patrons ont carrément quitté tous les CA et ce sont les employés qui ont repris les entreprises sous forme de coop. Le film The Take le présente bien.
N.F. : Voyez-vous ce phénomène comme une opportunité de transformer l’économie du Québec ?
A.B. : C’est non seulement une opportunité, mais c’est une obligation morale. On ne peut pas se permettre de laisser tomber les régions. C’est surtout en région, parce qu’en ville ça paraît moins une entreprise qui ferme. En région, ça peut être des catastrophes, ça peut être le seul employeur du village qui ferme. Si on ne fait rien, on est irresponsables socialement. Il faut se préparer à ce tsunami. On a les éléments de réponse, on sait comment il faut faire, mais il faut mettre tout un dispositif en place parce que ça va être des centaines de cas qui vont arriver chaque mois quand on va être à la pointe de la vague.
Si on n’a pas tout un dispositif d’accompagnement, des fonds spéciaux, on risque d’avoir une catastrophe économique et sociale terrible. On a cette responsabilité d’y répondre. On a quelques cas déjà au Québec qui sont merveilleux. Promo plastik, sur la rive Sud, qui fait les petits bonhommes carnaval, c’est une transmission d’entreprise partielle. On a Électro coop, à Rimouski, avec une trentaine d’électriciens. Toutes les coopératives d’ambulanciers, les paramédics, sont des rachats d’entreprise et coopérativisation par les travailleurs. Mais ce sont quelques cas peu connus.
Les coop de travail se sont développées en France, en Italie et en Espagne. Il y a des dizaines de milliers de coopératives dans ces trois pays européens. Des cas magnifiques de transmission d’entreprise saine, beaucoup plus avancés que nous, nous ont été présentés pendant le congrès. C’était ce qu’on voulait montrer. On prend les enseignements d’ailleurs pour mieux réussir.
Une fois l’entreprise transformée en coop, il faut la gérer. C’est tout un apprentissage, la gouvernance. C’est un changement culturel complet. Pour les employés, arriver à se transformer en patron collectif ne se fait pas en criant : « lapin ». Au Canada, ça pourrait être un million d’emplois qui disparaissent.
N.F. : L’alternative, c’est la fermeture ou le rachat par des intérêts étrangers. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?
A.B. : Les deux. C’est certain que les requins, les compagnies américaines, ou d’autres régions, c’est leur stratégie. Ils rachètent des concurrents pour l’achalandage. Ils rachètent et ils ferment l’entreprise. On a vu des cas dans la région de Québec, c’est une menace directe.
Et s’il n’y a pas de repreneur, le patron lui-même sera victime parce qu’il ne pourra pas vendre. Au moins, en vendant aux employés, il va retrouver ses billes. Tout le monde est perdant s’il n’y a pas de repreneur.
Ça va coûter beaucoup d’argent. Ça prend une expertise. Il faut accompagner un processus qui est complexe. Il faut transférer non seulement les avoirs, l’argent, mais ce n’est pas seulement ça la problématique de transmission. Il faut aussi transférer les savoirs. Le problème, ce sont les savoirs entre les deux oreilles du propriétaire dirigeant. Si on ne le transfère pas, l’entreprise ne fonctionnera pas. C’est ce qui fait la différence. La connaissance du réseau de fournisseurs, comment fonctionne son marché, les savoirs-faire du métier, les pratiques de gestion de ce type d’entreprise-là, ses réseaux personnels et ce sont des informations qui souvent ne sont pas écrites.
Un entrepreneur, c’est toujours un acteur social. Il ne peut arriver à fonctionner que dans la mesure où il arrive à mobiliser un paquet de ressources autour de lui, qui sont des ressources physiques, financières, mais aussi intellectuelles, informationnelles. Cette capacité-là, elle n’est jamais écrite, et c’est ça qu’il faut arriver à transférer. Et puis il y a toute la problématique de transférer les pouvoirs, parce que 95 % sont des petites et moyennes entreprises, de gestion paternaliste, qu’il faut tout à coup gérer collectivement. Ça prend beaucoup d’argent. Avant le contrat de vente, il y a énormément de travail à faire. On a des réseaux existants, mais il va falloir mettre sur pied un dispositif spécial pendant une dizaine d’années.
N.F. : Les Coopératives de développement régional (CDR) auront donc un rôle important à jouer.
A.B. : Oui mais il y a onze CDR, et ce sont des petites équipes. Ils ne fourniront pas. Même le réseau des 120 CLD ne suffira pas. Quand les cas vont tomber par centaines, il va falloir cesser les chicanes de territoire et que tout le monde travaille ensemble pour faire un task force national au niveau du Québec et dans chaque province.
La vague n’est pas partie encore, mais il faut s’y préparer à l’avance parce qu’il faudra plusieurs années pour mettre en place ce dispositif avant que la courbe monte et que l’on voit les premiers dégâts. On a trois ou quatre ans au maximum. Dans très peu de temps il va falloir avoir des capitaux à la disposition. On a besoin d’un fonds de développement coopératif dédié à cette question-là pour pouvoir avoir du capital patient spécifiquement dédié à la transmission coopérative des entreprises.
En même temps, c’est une gigantesque occasion historique qui ne se reproduira jamais, de marquer d’un seul coup et de changer complètement l’économie, surtout celle des régions, qui peut devenir complètement dominée par les coopératives. Ça peut changer l’histoire économique du Québec et du mouvement coopératif, si on sait saisir l’occasion.