«Qu’est-c’est qui s’est passé pour que ça vire de même?», répétera Mathieu Barrette, narrateur de sa pièce La Maison hantée. Évoque-t-il la suite d’événements qui a amené sa fresque légendaire à terminer seule la saison théâtrale de Trois-Pistoles? La tempête qui s’est levée sur l’Échofête et le naufrage de La Guerre des clochers ont fait de son auteur Victor-Lévy Beaulieu le pilote d’une épave. Resté à flot, la face au vent, Mathieu Barrette fixe le large avec une «tristesse sans nom» qui alourdit chacun de ses mots pourtant déjà torturés par l’histoire tragique de la Pointe-à-la-Loupe.
À travers les tableaux enchevêtrés d’une trame narrative décousue, déroutant morcellement qui fracasse le cadre du conte, Mathieu Barrette expose l’extrême et funeste aboutissement d’un système colonial violent et corrompu. Il fait écho au Québec de nos jours, qui craque sous les neuf années d’un règne libéral criblé de scandales.
«Calice de beau pays, le Bas-du-Fleuve.» Mathieu Barrette accueille le public dans sa région natale. Au beau milieu du fleuve, trahi par Florent Basile, Antoine célèbre la beauté d’un coucher de soleil jusqu’à la noyade glacée qui l’attend, déterminé à mourir digne et heureux. Soliloque funèbre, moment d’éternité capturé par la répétition litanique qui étire la sereine angoisse du condamné. «Mort en paix, mais mort pareil.»
Ainsi commence une série macabre qui entraîne le spectateur dans autant de versions de l’agonie, fruits d’une schizophrène malédiction collective. «Qu’est-c’est qui s’est passé pour que ça vire de même?» Florent Basile est propriétaire de la maison des pilotes, où l’alcool et les «tapes s’a gueule» coulent à flots. Il est à la solde des marchands anglais de la Maison de la Trinité, qui lui confient l’affectation des pilotes du Saint-Laurent, et le pouvoir qui vient avec.
Aurélie Brochu Deschênes, dans un rôle de soutien plus grand que nature, incarne la tenancière Florence qui gère les femmes de marins livrées aux abus des Anglais et des hommes qui fréquentent la maison, comme hantée de son vivant, pour survivre. Elle donne sa voix tremblante aux femmes du passé, dont «les souvenirs sont surs quand vient le temps de parler de l’armée de Victoria».
L’ombre et la lumière
Entrecoupent et éclairent cette histoire des poèmes irréguliers devenant par moments presque chansons. Contraste entre le parler direct, cru, bref, du conteur des tréfonds de Trois-Pistoles, et un verbe riche, coloré, littéraire et créatif, dont l’accumulation baroque et parfois excessive peuple ses tableaux. Dans un échafaudage d’envolées lyriques et de péripéties haletantes, d’une voix saccadée par les tremblements frénétiques du conteur habité, possédé lui-même par son récit, Mathieu Barrette nous entraîne dans la moite intimité de l’assassinat.
Imperceptible au spectateur plongé dans le récit, presque une hésitation vient rappeler l’infaillible narration. Interprétation virtuose d’un texte dense qui multiplie les voix et les personnages, tout en se jouant des clichés.
Le diable est à bord
Armé d’étranges micros d’une autre époque, suspendus au plafond, le conteur y invoque le démon, sifflement chuintant comme de longs chuchotements surnaturels, les yeux rivés au plafond, sous un éclairage vertical qui projette à ses pieds l’ombre de sa chevelure cornue secouée par les rires déments du Malin. Soudain, sa voix se fait gutturale, comme possédée par une incantation sortie d’outre-temps qui se répète par échantillonnage, puis il devient le personnage terrifié qui la couvre de ses cris d’angoisse.
Le grincement d’un archet sur une cymbale, un des nombreux effets sonores dont Antoine Létourneau-Berger baigne la pièce entre les fonds musicaux, chante l’indicible lendemain d’une nuit tragique. Un décès étranglé est assourdi par un effet sonore circulaire et ralentissant qui évoque l’arrêt de la circulation sanguine. Pas besoin d’effets spéciaux pour ce film d’horreur en direct, déployé dans l’atmosphère déjà chargée de la Forge, lieu mythique du conte pistolois. Quelques éléments de décor conçus par Jessica Morin, d’astucieux jeux de lumières dosés avec soin par Sébastien Pedneault et quelques sons filtrés et projetés en quadriphonie par Olivier Lebel suffisent à donner toute leur dimension aux mots de Mathieu Barrette.
Une légende amarrée à l’histoire
Juchée au mitan du dix-neuvième siècle, la légende de la maison hantée prend le contrepied de la Guerre des clochers, lutte historique entre l’élite et la majorité pour décider de l’emplacement de la nouvelle église. Dans son récit, Mathieu Barrette situe les faits deux années après la Révolte des Patriotes de 1837-1838. La Maison hantée devient le théâtre des rapports malsains entre l’élite coloniale anglaise et le peuple canadien, francophone.
Cette période, riche de confrontation entre Canadiens et Anglais, est aussi celle où le clergé s’impose comme intendance de la colonie. L’évolution de la navigation et l’apparition des bateaux à vapeur va progressivement déclasser les pilotes de Trois-Pistoles, comme le démontre Jacques Morissette dans le 15e numéro de L’Écho des Basques, revue de la Société d’histoire de Trois-Pistoles. Il s’y questionne alors: «Certaines légendes ont-elles joué un rôle d’intégration socioreligieuse? Auraient-elles servi la promotion d’une certaine idéologie? Les choses se passent chez les pilotes comme si les métiers de la terre étaient devenus sains, ou saints, et les métiers de la mer, des métiers du diable.»