Cette année-là, j’avais laissé de côté ma famille et ma blonde à l’automne pour aller travailler dans le nord. J’avais déjà bûché assez pour dire que j’étais pas un débutant et puis je voulais ramasser un peu d’argent pour pouvoir marier la belle noire à qui j’avais volontiers offert mon cœur. Un hiver dans les chantiers s’imposait donc, c’était écrit dans les étoiles, si je peux dire.
Durant tout l’automne, on avait pas chômé. Au nord de même, les épinettes sont pas p’tites, elles avaient jamais vu de hache de leur existence. Il était pas rare d’en abattre qui avaient 15 pieds à la souche. Ça c’est du tour de taille et puis ça en fait du bois : la job avait avancé rapidement.
Satisfait de notre travail, le foreman nous avait donné tout le 24 décembre de congé en plus du 25. Le 24 au matin, après le déjeuner, plutôt que d’aller travailler dans le bois avec de la neige aux genoux et le froid qui nous gèle la figure, on était resté au chaud dans le camp. On avait sorti le tabac, les pipes et puis les dés. Ça avait permis de passer l’avant-midi sans trop s’ennuyer.
Ce conte de Noël a été interprété par le conteur Mathieu Barrette pour la dernière chronique du journal Ensemble de l’année 2012, diffusée à CIBL et à CISM le jeudi 20 décembre. L’enregistrement est libre de droits pour diffusion à l’adresse suivante: http://s.coop/noel2012.
Je me rappelle plus qui a eu l’idée, mais quelqu’un a proposé qu’on construise une crèche et qu’on sculpte des personnages, question de se mettre dans l’ambiance. MacPherson est allé fouiller un peu dehors et il est revenu avec des belles pièces de bois de pin, hautes d’environ six pouces.
Ça fait qu’on s’est mis dans tête de se sculpter des figurines pour faire une belle crèche. Pas tout le monde parce qu’on avait pas assez de ciseaux à bois. Et puis, il y avait pas des dizaines de pièces à fabriquer de toute façon! Y reste que l’bonhomme Leblanc, Ti-Oui et puis le gros Joe Olivier se sont dit qu’ils feraient chacun un roi mage, de même que le fils et le père Gauthier qui s’occuperaient de l’âne et du bœuf. Pour ce qui est de la figurine de Joseph, c’est MacPherson, qui sculptait depuis qu’il avait dix ans, qui s’est chargé de la tailler.
Les cinq gosseux se sont penchés chacun sur leur morceau de pin blanc et se sont mis à l’œuvre, coupant et taillant pour faire le rought et puis gravant lentement avec le papier sablé jamais bien loin pour la finition. Ils se firent tellement aller le ciseau que, sur l’heure du souper, ils avaient tous fini leur ouvrage. Pendant qu’on mangeait notre tourtière, les trois mages et les deux bêtes trônaient sur la table, au milieu du camp, entre la miche de pain et le pot de soupe.
Après le souper, le cook a lancé une caisse de patates vide aux pieds de Joe Olivier, «ça va faire une bonne grange miniature», qu’il a dit. Moi, après être entré dans mon parka, je suis sorti dehors chercher du sapinage pour la crèche. La nuit était tombée depuis pas plus qu’une demi-heure. En allumant ma pipe, j’ai regardé à l’ouest. Juste au-dessus de l’horizon, dans la lueur du couchant, on voyait l’étoile du soir.
En dedans, MacPherson avait commencé à donner des formes au sixième morceau de pin. Des formes de femme… Les autres étaient groupés autour de lui et manquaient pas un coup de ciseau. Des pieds jusqu’à tête, MacPherson nous sculptait une Sainte Vierge. Si les pieds sont sortis du bois sans trop de commentaires, les choses ont commencé à se gâter rendues au niveau des hanches. C’est que les hommes avaient pas vu leurs blondes depuis plusieurs mois et les formes de la madame semblaient leur réchauffer le sang. «Fais-les ben rondes, enlève-z-en pas trop», répétait le vieux Leblanc, «non, non, non, disait Ti-Oui, il faut seulement que tu lui affines un peu plus les jambes et pis la taille».
Rendu à la poitrine, le pauvre MacPherson savait plus où donner de la tête, à gauche et à droite on commentait et on blaguait, on lui donnait de grandes tapes sur les épaules. Les hommes étaient sérieusement échaudés et même le foreman s’était mis de la partie. Pour ma part, j’avais ma fiancée de marquée sur le cœur et ces histoires-là ne m’intéressaient pas. Je suis retourné dehors fumer une bourrée. L’étoile du soir s’était couchée et un croissant de lune la remplaçait.
MacPherson avait beau se forcer pour terminer sa Sainte Vierge, les autres trouvaient toujours quelque chose à dire. Il fallait amincir ses traits, ou bien les arrondir, en enlever à une place ou à une autre. La bouche, même si elle était minuscule, était un sujet de discorde. Ti-Oui en particulier avait l’air d’y voir quelque chose de drôlement important.
Je reconnaissais pas les gars du chantier, leurs traits étaient tirés, ils avaient les joues rouges et les yeux vitreux. Tellement que, pendant un moment, je me suis demandé si y’en avait pas un qui avait réussi à amener de la ville une bouteille de tord-boyaux. Ça meuglait comme des vrais ivrognes, ça pouffait, ça hoquetait. Et puis, vous auriez dû les entendre parler de la sainte madame, on aurait pas été plus grossier avec une serveuse dans une taverne. Les gars se léchaient les babines et clignaient de l’œil et pas une minute pouvait passer sans que MacPherson se fasse interrompre par un polisson qui voulait tâter le bois de la statuette. Mais l’Irlandais, je sais pas comment, en est venu à bout et a déposé son travail terminé sur la table du camp.
Aussitôt, Ti-Oui s’est étendu le bras et a saisi la Sainte Vierge. L’atmosphère s’était pas calmée et tous les bûcherons voulaient mettre leurs grosses pattes sur la statuette. Voyant la convoitise dans les yeux des autres, Ti-Oui a caché la statuette dans sa chemise, contre son cœur. Là, ça riait pu, ça grognait, ça maugréait. Ensuite, je les ai vus s’approcher lentement du voleur, ils avaient tous les yeux fixés sur sa poitrine. Ti-Oui, qui était en train de se faire encercler, était tout trempé, il suait à grosses gouttes. Et puis, dans une sorte de panique, il a sauté en travers de la pièce, vers la porte, l’a ouverte pis s’est engouffré dans la nuit.
Le moment de surprise passé, le foreman nous a dit de se mettre au lit, «j’vais aller chercher le sacripant». Sans parler, l’air déçu, les gars se sont glissés sur leur couche sans dire un mot. Le foreman est revenu au bout d’une grosse heure, avec le fuyard sous le bras. Les gars se sont levés sur leur coude… seulement pour voir que la Sainte Vierge n’était pas avec eux. À la lueur du feu, je voyais les regards d’accusation que se faisait lancer Ti-Oui. Drôle de veille de Noël…
***
Le matin arrivé, je me suis réveillé en sursaut. «Le p’tit Jésus!», que je me suis écrié. Eh oui, avec cette sorte de folie qui avait atteint nos hommes, personne avait pensé à tailler le nouveau-né. Les gars se sont assis sur leur couche. Ils avaient tous un air de malheur. Pu de Sainte Vierge, pas de p’tit Jésus, c’était pas glorieux. Les gars avaient l’air désolé. Ti-Oui s’est excusé, il pleurait comme un enfant. «T’en fais pas», a dit le père Gauthier. Tous avaient leur part de responsabilité.
En mangeant notre lard salé, on avait le taquet bien bas. Ces gros gars-là, élevés à la dure, habitués à travailler dans neige et dans vase, avaient l’air d’enfants en punition. Une fois de temps en temps durant le déjeuner, y’en avait un qui levait les yeux de son assiette pour regarder la crèche, si on peut appeler ça une crèche. Pas de Sainte Vierge, pas de Jésus…
Belle bande d’andouilles, y fallait bien que chacun tire la couverte de son bord pour faire un travail de cochon de même. On faisait dur, ça tout le monde était d’accord. Il y en a même eu un pour dire qu’on avait été puni par le Ciel…
Parlant du Ciel, je suis sorti dehors après le repas pour fumer un peu. Il avait tombé une bordée durant la nuit. J’ai tiré sur ma pipe un moment, adossé à la porte. Sur le point de retourner en dedans, j’ai remarqué quelque chose d’à moitié enfoui dans la neige, à trois ou quatre pieds devant moi.
Je me suis penché, j’ai allongé le bras. C’était notre Sainte Vierge. Seulement, voilà qu’elle avait, dans ses bras, un nouveau-né. Pendant qu’on ruminait en dedans, elle avait travaillé pour nous. J’ai mis la statuette sur la table du camp. Les gars la regardaient sans dire un mot. L’œil bien rond, le p’tit Jésus avait l’air de se moquer de nous…