En 1940, dans sa première édition, la revue Ensemble! s’amusait de la «furie ridicule qui s’est emparée de certains intérêts effrayés par la vogue montante du coopératisme». Le Conseil supérieur de la coopération venait de voir le jour et avait organisé son premier congrès annuel de la coopération. Nous republions aujourd’hui intégralement le premier article paru dans cette revue officielle, ancêtre du journal Ensemble. C’est un texte de Gérard Filion qui pose les bases du mouvement coopératif moderne, et qui est frappant d’actualité. En voici tout d’abord quelques faits saillants.
«Combattre ces sociétés capitalistes à faux nom, qui non seulement cherchent à cacher leur identité, mais qui vont même jusqu’à soutirer de l’argent du public sous de fausses représentations.» C’est l’un des huit objectifs du nouveau Conseil supérieur de la coopération tels que décrits par Gérard Filion dans ce texte fondateur. Cette orientation est à l’origine de l’interdiction d’utiliser la dénomination coopérative sans en être une légalement. Malgré tout, encore aujourd’hui, des organisations privées recrutent des «membres» et mènent de lucratives campagnes de sociofinancement, en laissant le public dans l’impression qu’il fait œuvre charitable, tandis que les profits sont privatisés.
Visière levée
C’est un anticapitalisme décomplexé qui est affiché dans ce texte. Gérard Filion y met en garde les commerces privés tentés par la fausse représentation, en leur disant qu’«ils s’exposent à faire prendre leur boutique pour une officine socialiste, voire communiste, en affichant l’épithète coopérative à leur devanture».
C’est encore la visière bien levée qu’il brandit l’une des missions du Conseil supérieur de la coopération: celle de représenter les coopératives devant les pouvoirs publics. M. Filion insiste sur la responsabilité du Conseil de prendre fait et cause pour les intérêts des coopératives, avec plus d’indépendance que chacun de ses membres, «en mettant dans la balance l’influence de tous les groupements qu’il représente». Aujourd’hui, alors que l’idéologie capitaliste tient les rennes de l’État, et s’instille parfois même jusqu’à la tête de grandes coopératives, cette indépendance est plus que jamais nécessaire.
Une revue coopératiste
Parmi les huit objectifs du Conseil supérieur de la coopération, figure évidemment la «création d’une revue coopératiste», soit Ensemble!, dont la première édition date du 30 janvier 1940. Gérard Filion constate donc déjà que «c’est fait. Il reste à la faire vivre. Ce sont les coopérateurs et eux seuls qui en ont le devoir. Dieu veuille qu’ils le comprennent». C’est encore vrai du nouveau journal Ensemble, bien qu’il ne soit plus une publication du Conseil. Sa réussite et son indépendance reposent sur l’abonnement des coopératistes, mais aussi des personnes qui tiennent à l’existence d’une presse libre.
Pour appuyer le huitième objectif, celui de «travailler sans relâche au triomphe de l’idéal coopératiste», Gérard Filion conclut que «la formule coopérative, à l’opposée des panacées mises à l’enchère de la démagogie par les charlatans de l’opinion publique, est la seule à promettre au peuple un peu plus de bien-être en échange d’un effort intelligent et tenace».
Le Conseil Supérieur de la Coopération
par Gérard Filion
«On ne naît pas coopérateur malheureusement, on le devient.» Ainsi s’exprimait M. Victor Barbeau au congrès de Coopération de novembre dernier. Par cette parodie d’un mot célèbre, il voulait faire comprendre à ses auditeurs que la coopération est avant tout une science, c’est-à-dire un ensemble de vérités ordonnées que l’intelligence peut comprendre et posséder par l’étude et le raisonnement. En effet, la coopération s’appuie sur une doctrine, et cette doctrine se décompose en principes essentiels et en principes secondaires; certains vont même jusqu’à prétendre – ce qui évidemment frise le paradoxe – qu’il existe des mystères coopératifs.
La coopération est également un art. Près de cent millions d’hommes de tous pays, de toutes croyances et de toutes couleurs s’y adonnent avec succès. Cet art, il s’acquiert par la pratique répétée des mêmes actes et par l’observance de règles déterminées.
Pour se rendre compte à quel point la coopération n’est pas un besoin naturel comme le boire et le manger, il suffit de relever ce qu’on écrivait sur le sujet dans les journaux et les revues agricoles du Québec il y a dix ans et plus. Que d’idées floues, que de jugements simplistes, que d’attitudes franchement ridicules; on reste aujourd’hui étonnés de trouver des erreurs si grossières sous la plume de gens qui, par ailleurs, ne manquaient ni d’une certaine culture, ni de bon sens. Au surplus, la passion se mettait souvent de la partie et les invectives servaient à l’occasion d’arguments. L’on discutait alors de coopération comme l’immense majorité des gens porte de nos jours des jugements sur le corporatisme, c’est-à-dire sans même être capable d’en donner une définition.
Il reste quand même que cette énergie dépensée en paroles, en écrits et occasionnellement en expériences, n’a pas été complètement perdue. Nous sommes même portés à croire que tout a servi, même les excès de langage et les erreurs coûteuses. Il s’est ainsi créé dans les milieux agricoles une expérience et une tradition coopératives. Les agriculteurs ont appris à leurs dépends à devenir coopérateurs et les sacrifices qu’ils ont consenti à cette fin leur font chérir davantage les œuvres qu’ils ont fondées.
La coopération est en voie d’établissement solide dans les milieux agricoles du Québec. D’année en année, les fondations de coopératives de toutes natures sont plus nombreuses; elles sont également plus sérieuses, en ce sens qu’elles ont généralement été préparées de longue main par une campagne d’éducation. Il ne se fonde plus guère de coopératives sans coopérateurs, comme c’était naguère le cas. Au contraire, les animateurs du mouvement deviennent instinctivement des modérateurs, et c’est une marque de sagesse.
Mais voici que depuis une couple d’années un phénomène nouveau est apparu dans notre monde de la coopération. Jusqu’en 1937, l’effort coopératif s’est fait sentir exclusivement dans les milieux ruraux; à l’exception des caisses populaires qui avaient réussi à s’implanter et à prospérer dans les villes, les masses urbaines, fidèles en cela à leur insondable inertie à l’égard de ce qui n’est pas démagogie, n’avaient pas encore soupçonné l’existence de ce merveilleux instrument de redressement social. Avec la fondation de la Familiale de Montréal en 1937, le mouvement pénètre les centres urbains et s’y répand en traînée de poudre; des magasins coopératifs surgissent dans plusieurs villes et, phénomène peu commun chez nous, ces fondations ont un lendemain. Il n’y a pas un an et demi que la première société de consommation est établie que déjà surgit l’Alliance des Coopératives de Consommation, qui groupe et coordonne les efforts des sociétés affiliées.
Il serait exagéré de prétendre que l’idéal coopératiste a définitivement pénétré les masses urbaines; toutefois elles sont touchées et peut-être plus profondément qu’on ne le croit. Peu importe, du reste, l’ampleur du mouvement; ce qui compte, c’est que la coopération de consommation, avec tout ce qu’elle comporte de promesses et d’espoirs, est établie dans les villes pour y demeurer et y grandir, et que, de plus, elle tend déjà à gagner la campagne.
Il convient, évidemment, de se réjouir des progrès notables du mouvement coopératif dans les milieux agricoles et les milieux urbains. Ce serait peut-être là un signe que les Canadiens français, las enfin de se faire berner par la rhétorique basochienne des politiciens et de payer un tribut onéreux aux monopoles, cherchent à briser leurs chaînes par leur propre effort. Il faut toutefois se garder d’un enthousiasme irréfléchi. Le mouvement coopératif recèle une faiblesse dont il a grandement souffert dans le passé, la désunion. Cette faiblesse est d’autant plus à redouter pour l’avenir que le mouvement avance rapidement, qu’il pénètre dans les milieux nouveaux, qu’il prend des formes nouvelles.
C’est de ce besoin d’union, de coordination des efforts qu’est né le Conseil Supérieur de la Coopération. Le mérite de cette fondation, qui date du deux avril 1939, revient pour une large part au R.P. Georges-Henri Lévesque, O.P., de l’Université Laval. Le Conseil Supérieur de la Coopération existait donc dans les esprits avant même qu’il fut devenu une réalité. La réunion de fondation ne fit en somme que confirmer des décisions prises d’avance. Les institutions représentées au Conseil furent, dès l’origine, l’École des Sciences sociales, politiques et économiques, le ministère de l’Agriculture du Québec, la Fédération des Caisses populaires, la Coopérative Fédérée, l’Union Catholique des Cultivateurs, l’Alliance des Coopératives de Consommation, l’École Supérieure d’Agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, l’Institut Agricole d’Oka, le Collège MacDonald.
Le Conseil n’est pas, comme certains sont peut-être encore portés à le croire, une fédération des différents mouvements coopératifs du Québec. Il n’entend pas exercer une autorité sans appel sur les sociétés coopératives, encore moins s’immiscer dans leurs affaires de régie interne. Son autorité ne sera jamais que d’ordre moral; il est et sera, pour employer une expression pompeuse, une espèce d’académie où s’élaborera une doctrine adaptée au milieu bien défini qu’est le Québec et d’où sortiront les directives.
Les buts du Conseil sont d’ailleurs clairement définis dans le manifeste publié à différentes reprises et largement diffusé par la presse. Ils sont les suivants: 1- Préciser et diffuser la doctrine coopératiste; 2- Assurer la coordination des activités coopératistes; 3- Conseiller les coopératives; 4- Tenir un congrès annuel de coopération; 5- Fonder une revue coopératiste; 6- Combattre les fausses coopératives; 7- présenter un front uni dans toutes les interventions auprès des pouvoirs publics; 8- Travailler sans relâche au triomphe de l’idéal coopératiste.
Il convient d’examiner de plus près les articles de ce programme afin de mieux comprendre le rôle que le Conseil se propose de jouer.
1.- Préciser et diffuser la doctrine coopératiste.
Il ne s’agit pas évidemment d’élaborer une philosophie nouvelle du coopératisme. Elle existe déjà, cette philosophie; on peut en trouver les thèses fondamentales dans une foule de traités, de brochures, de tracts et d’articles de revues et de journaux. Il reste quand même à donner à cette philosophie une interprétation qui tienne compte du milieu bien défini qu’est le Québec. La coopération est faite pour les hommes et non les hommes pour la coopération. Comme le facteur humain n’est pas exactement le même dans le Québec qu’en Angleterre, en Suède ou au Japon, il doit sûrement y avoir lieu de trouver une interprétation originale des principes coopératifs en tenant compte de la mentalité de la population, des lois, voire du climat et de la géographie.
Pour toutes ces raisons, le Conseil se propose de préciser certains articles de la doctrine coopératiste; il s’attachera particulièrement à la solution de cas d’espèce où une discussion de principe sera en discussion. Il s’appliquera en même temps à propager les principes coopératifs par tous les moyens de publicité dont il pourra disposer.
2.- Assurer la coordination des activités coopératistes.
Ce qui fut pendant longtemps la faiblesse des mouvements coopératifs et ce qui reste encore un danger possible, c’est la désunion des esprits et l’éparpillement des efforts. Pour des motifs plus ou moins valables, il s’était constitué à l’intérieur du mouvement des chapelles prêchant chacune leur crédo et leur évangile. Heureusement que depuis quelques années la réconciliation des frères ennemis est en train de se faire. Qu’on n’ait pas la naïveté de croire, cependant, que toutes les dissidences sont définitivement matées. Il en reste de tenaces dans les esprits et dans les cœurs.
Ce sera une des fonctions du Conseil de grouper en vue de l’effort commun tous les gens de bonne volonté. Il s’emploiera d’abord à régler à l’amiable les différends qui pourront surgir à l’intérieur du mouvement, soit entre les sociétés, soit entre les individus. En second lieu, il cherchera à coordonner les efforts des associations et des personnes qui, à des titres divers, s’occupent de propagande coopérative, afin que l’unité du mouvement ne souffre des excès de langage, des erreurs de tactique et des hérésies de personne. Il va de soi qu’encore en ce domaine le Conseil ne pourra exercer qu’une autorité morale.
3.- Conseiller les coopératives.
Le Conseil était à peine formé que déjà des sociétés coopératives faisaient appel à son autorité. Depuis neuf mois, il a donné son avis sur plusieurs points de doctrine et quelques cas d’espèce. Il n’entend pas cependant se substituer aux institutions qui exercent déjà dans un milieu défini la fonction indiquée plus haut. Les caisses populaires continueront normalement à se renseigner auprès de leurs unions et de leur fédérations. Les sociétés agricoles demanderont conseil à la Coopérative Fédérée. L’Alliance des Coopératives de Consommation avisera comme autrefois les sociétés qui lui sont affiliées. Néanmoins, les cas ne manqueront pas où le Conseil sera amené à donner son avis ou à fournir un renseignement. De plus, il pourra servir à l’occasion de tribunal d’appel pour la solution de cas particulièrement difficiles ou litigieux.
4.- Tenir un congrès annuel de coopération.
Cette fonction le Conseil l’a déjà exercée et tout le monde sait avec quel succès. Nous en avons une preuve évidente dans la furie ridicule qui s’est emparée de certains intérêts effrayés par la vogue montante du coopératisme.
Le congrès de l’an prochain nous en réserve sûrement d’autres, et de plus amusantes. Inutile d’ajouter que le Conseil, comme ses membres d’ailleurs, entend poursuivre son œuvre d’éducation sans broncher. Le congrès annuel de coopération, instrument merveilleux de propagande, deviendra avec le temps une tradition et la synthèse de notre mouvement coopératiste.
5.- Fonder une revue coopératiste.
C’est fait. Il reste à la faire vivre. Ce sont les coopérateurs et eux seuls qui en ont le devoir. Dieu veuille qu’ils le comprennent.
6.- Combattre les fausses coopératives.
Il en existait déjà quelques unes. Avec la vogue que prend la coopération elles menacent de devenir une épidémie. Le Conseil se propose de combattre ces sociétés capitalistes à faux nom, qui non seulement cherchent à cacher leur identité, mais qui vont même jusqu’à soutirer de l’argent du public sous de fausses représentations. Le Conseil demandera au Procureur général d’interdire l’incorporation de toute société ou de toute compagnie sous une raison sociale qui serait de nature à faire croire au public qu’il s’agit d’une entreprise coopérative. L’Association des Marchands détaillants ferait une œuvre méritoire en faisant comprendre à ses membres qu’ils s’exposent à faire prendre leur boutique pour une officine socialiste, voire communiste, en affichant l’épithète coopérative à leur devanture!
7.- Présenter un front uni dans toutes les interventions auprès des pouvoirs publics.
Personne n’ignore que l’influence de l’État peut agir pour ou contre le mouvement coopératiste. Il peut donc arriver que des groupements aient à se plaindre de mesures législatives ou administratives préjudiciables à leurs intérêts. Le Conseil interviendra alors en mettant dans la balance l’influence de tous les groupements qu’il représente.
C’est là un cas extrême qui, nous l’espérons, ne se produira jamais. Il reste quand même une foule d’occasions où le Conseil sera appelé à renseigner les pouvoirs publics, leur formuler des demandes, collaborer avec eux. Par exemple, on parle depuis quelques années de la refonte des lois coopératives; il ne fait pas de doute que le législateur tiendra à s’assurer l’appui du Conseil et fera appel à ses lumières. Il devra en être ainsi quand viendra le temps de réviser la loi régissant les sociétés mutuelles d’assurance incendie.
8.- Travailler sans relâche au triomphe de l’idéal coopératiste.
Cet article fait appel au dévouement des membres du Conseil. Il n’y a pas qu’eux, toutefois, qui doivent collaborer à l’avènement d’une économie basée sur les principes coopératifs. Tous ceux qui, par goût ou par devoir d’état, travaillent au relèvement des classes laborieuses doivent consacrer une partie de leurs activités à la prédication et à la pratique de la coopération. Car la formule coopérative, à l’opposée des panacées mises à l’enchère de la démagogie par les charlatans de l’opinion publique, est la seule à promettre au peuple un peu plus de bien-être en échange d’un effort intelligent et tenace. Le Conseil compte tout particulièrement sur les associations ouvrières et agricoles, dont la fonction ne doit pas se borner à défendre et à revendiquer, mais aussi à instruire et à édifier des œuvres de bien commun.
Le Conseil Supérieur de la Coopération n’est pas l’affaire d’une clique; il n’a pas été créé, non plus, pour mettre en vedette celui-ci ou celui-là; il est encore moins la doublure camouflée de tel ou tel groupement qui aspire à dominer les autres.
Il est et il sera le conseiller, le guide des coopérateurs du Québec. Il en sera aussi le serviteur. Dans ses actes et ses attitudes, il pratiquera ce qu’il prêche aux autre, la coopération, mais une coopération d’une autre nature particulière, celle des esprits et des cœurs.
Gérard FILION
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Original paru dans la revue Ensemble!, Vol. 1, n° 1, le 30 janvier 1940
Source: Archives, Coopérative de journalisme indépendant
Transcription par Émilien Falcimaigne et Nicolas Falcimaigne, 16 juillet 2014