Milafranga, journal Le Mouton Noir – Milafranga. En l’église de ce petit village de la province de Lapurdi, au Pays Basque, s’est produit le 27 mars dernier un événement inusité. Non que les spectacles soient rares dans les églises, mais le public a cette fois pu assister à création de Sakratua, un spectacle de danse sacrée. Cette première présentation, par la compagnie Leinua, s’est tenue dans une nef généreusement bondée, signe que les traditions sont encore bien ancrées et actuelles chez ce peuple dont l’origine précède l’apparition du christianisme.
Comme si danser dans l’église n’était pas encore assez audacieux, le spectacle s’ouvre sur une scène funéraire. D’emblée, l’utilisation de l’encensoir ajoute un élément olfactif permettant de plonger totalement dans l’univers du culte chrétien. Très vite, on découvre une musique basque traditionnelle vivante, très riche et bien interprétée, signée Patrick Larralde, qui entraîne une vingtaine de danseurs et de danseuses. Les figures sont caractéristiques de la danse basque traditionnelle, qui se démarque par des jeux de jambes et des sauts impressionnants, ainsi que par cette délicate retenue qui ajoute à l’intensité du geste. L’utilisation sobre de quelques accessoires scéniques, certains traditionnels et d’autres complètement nouveaux, comme les miroirs, ajoute une symbolique très forte, à l’image de celle qui accompagne les rites chrétiens.
Moments forts et touchants
La trame du spectacle aborde les moments importants de la vie chrétienne. Après les funérailles, le mariage et le baptême, on découvre l’axe central du spectacle, Besta-berri. La Fête-Dieu est une fête traditionnelle incontournable, où la danse tient une place prépondérante. Même si le plafond de l’église a parfois déjoué l’adresse du makilari lançant son bâton – toute première a son lot d’aléas -, ce moment fort a su rejoindre la sensibilité du public, qui entonnait spontanément les refrains. Cette participation du public démontre à quel point la culture traditionnelle basque, loin d’être un folklore poussiéreux comme ailleurs, est encore bien vivante et présente dans la population.
S’il faut faire mention d’un moment inoubliable, vécu ce soir-là, il s’agit de l’instant où le temps s’est arrêté. Un duo de jeunes filles a offert Agur Maria (Je vous salue Marie) a capella, dans une polyphonie parfaite. Ces deux voix cristallines, dans le silence de la foule attentive, a baigné l’église d’une lumière sonore dont la délicatesse a fait frissonner les vitraux. Cet instant de grâce avait peut-être le rôle de préparer l’assistance aux thèmes plus intensément religieux qui ont suivi: la nativité et la crucifixion.
Danse sacrée?
Pour Roger Goyhénèche, metteur en scène et chorégraphe pour la compagnie Leinua, la danse sacrée est une précieuse tradition à perpétuer : « On a l’impression qu’il y avait, en Europe, des traditions dansées dans les églises, quelles que soient les régions d’Europe, mais il est vrai que le Vatican a souhaité très tôt mettre le holà, considérant que ces traditions n’avaient pas de sens dans le contexte religieux, les jugeant indécentes. Je pense qu’en Pays Basque, on a du être victime des mêmes interdits qu’ailleurs, mais je pense que la motivation et l’envie des Basques, et leur amour par rapport aux gestes chorégraphiques a été plus importants. Et qu’ils ont réussi comme ça, non seulement à pérenniser des gestes anciens, mais également, génération après génération, à créer de nouvelles chorégraphies, de nouveaux pas, qui ont enrichi le fond ancien. »
La danse sacrée est donc presque une contradiction en soit. L’Église aurait banni la danse des lieux de culte partout où elle s’est implantée. Encore aujourd’hui, les missions catholiques africaines sont placées devant ce dilemme entre le respect d’un dogme et l’appropriation du culte par des populations chez qui danser est une seconde nature. Le Québec ne semble pas avoir fait exception. Selon un article de Barbara Leblanc, paru dans le Canadian Journal for Traditional Music en 1985 sous le titre Les interdictions sur la danse au Canada Français, le clergé canadien a non seulement banni la danse des lieux de cultes, mais il la réprouvait sévèrement dans toutes les autres sphères de la société. « Les justifications de l’attitude censoriale de l’Église sont facilement perceptibles : I’ordre social repose sur des institutions qui, pour l’Église, sont sacrées : le mariage et la famille. C’est seulement a l’intérieur du système matrimonial que l’expression de Ia sexualité pourrait être possible et permise. Or, selon l’autorité religieuse — et on ne peut plus patriarcale —, la danse pouvait mener a l’éveil de la sensualité et des passions. »
Selon le professeur Xabier Itçaina, sociologue à l’Université de Bordeaux et originaire d’Itxassou, il faut nuancer l’interdiction faite de danser dans les églises au Pays Basque, car elle se serait appliquée de différentes façons selon les périodes, les danses et même les villages. Il en a résulté, comme dans le cas de Besta-berri, des mélanges d’éléments religieux, solsticiaux, militaires et festifs. Par ailleurs, le chercheur relève que l’existence du spectacle Sakratua « témoigne que l’on est dans une nouvelle phase du rapport au religieux : le cap du rejet est passé, et se dessine, me semble-t-il, une quête de sens qui intègre le religieux ». Est-ce à dire que l’aspect spirituel reprend son importance dans cet art que l’on pourrait aujourd’hui penser réduit à sa fonction patrimoniale ?