Jan 272014
 

Trois-Pistoles — Deux heures et huit. La nuit est bercée d’un blizzard dans lequel je n’aurais pas voulu conduire. Mon traditionnel lourd sac à dos plein de matériel journalistique m’aide à garder les pieds au sol. Ces quelques pas contre le vent et la poudrerie, qui me mènent à la gare, confortent mon choix. Mais la gare est fermée. Désaffectée. Les bourrasques qui charrient la neige en faisant tomber des glaçons de son toit sur le quai désert évoquent un improbable western arctique.

Cette semaine, je pars sans voiture. Un peu par lassitude: les 200000 km parcourus depuis trois ans ont peut-être eu raison de mon appétit naturel pour la route. Mais c’est surtout un défi. On m’a si souvent rappelé que, dans le fond de mon rang, ma ruralité me rendait «dépendant de l’automobile», d’autant plus que mon métier frénétique de démarreur de journal me traîne partout au Québec. J’ai envie de prouver le contraire. Parce que, chers lecteurs et chères lectrices, si je réussis à me passer d’une auto, presque tout le monde peut aussi vivre sans voiture.

Je suis votre cobaye. Cette courte série de textes sera un peu comme un journal de transition. Dans un style à peine romancé pour le plaisir, je vous rapporterai mes tentatives de fonctionner «avec pas d’char», depuis le fond de mon rang jusqu’aux impromptues destinations de ma vie chaotique, en passant par le quotidien de l’épicerie et des obligations familiales. Si ça marche, je vous le promets, on se le dit juste entre nous pendant que personne n’écoute: si c’est concluant, mon vénérable char qui m’a rendu de si bons et loyaux services sortira de ma cour pour de bon.

Deux heures et treize. À peine cinq minutes de retard. Le chef de train me salue. «Y a pas grand monde à soir», chuchote-t-il, signifiant que j’ai l’embarras du choix de ma place. Dans la rame ensommeillée, rien ne bouge. Déjà, le train repart et file dans la nuit.

Récemment, la gare de mon village a fermé ses portes, laissant les rares passagers attendre sur le quai les trains encore plus rares. Depuis peu, également, il n’y en a plus tous les jours. Signe que l’économie de l’automobile est en plein essor, ou plutôt que le transport collectif interurbain et son incarnation ferroviaire parapublique ne sont pas prioritaires pour ce gouvernement fédéral. Peut-être ne s’y consomme-t-il pas assez de pétrole par passager, malgré cette lourde locomotive au mazout qui tire quelques malheureux wagons.

Pourtant, c’est un choix rentable. À six heures de route de Montréal, les 147$ que coûte le billet aller-retour paraissent pire qu’ils ne sont, en regard des 80 litres d’essence que réclamerait ma si raisonnable voiturette. En ajoutant aux 110$ d’essence les quelque 240$ que coûte la possession et l’entretien d’une voiture pour une telle distance (avez-vous acheté des pneus récemment?), pour un très prudent total de 35¢ du km, le train est déjà gagnant.

Ensuite, on peut considérer le temps gagné en ne le passant pas à conduire: douze heures au salaire minimum – le rêve de tout journaliste indépendant! – représentent un peu plus de 120$. Même en embarquant trois passagers Amigo-express entre Québec et Montréal à l’aller et au retour, ce qui représente un bon achalandage moyen, cela ne fait qu’une économie de 90$, qui peut disparaître assez vite si on a le malheur de ne pas bien comprendre les absconses pancartes de stationnement de Montréal ou de Québec.

Donc, si tout va bien, on aura dépensé 380$ avec la voiture, et 165$ en train, après avoir ajouté une dizaine de dollars de métro et les 5,50$ de transport collectif rural pour me rendre du fond de mon rang au village, un service sur mesure et sur réservation 24h à l’avance, offert dans beaucoup de régions dans des conditions diverses. Sur le plan strictement financier, le cerveau rationnel choisit encore le train.

S’ajoutent d’autres facteurs moins faciles à évaluer. En tête de liste, le risque d’accident, dont la moitié est entre les mains des autres conducteurs. Statistiquement, prendre la voiture est probablement l’activité la plus risquée de notre époque, et étonnamment la plus banale. La flexibilité offerte par le transport individuel vaut-elle la peine de prendre ce risque? J’ai dû devancer mon voyage d’une journée parce qu’il n’y a pas de train tous les jours (et l’autobus est plus cher), le voyage est plus long, et il m’a fallu rester au village plusieurs heures entre le transport collectif et le train. Mais combien de fois ai-je dû retarder mon départ en voiture ou subir des délais en route à cause d’une tempête de neige, ou d’ennuis mécaniques?

Ensuite, une fois achetés, les 80 litres d’essence devront forcément être consumés. Ce coût environnemental des émissions polluantes, bien qu’on ne l’assume pas tout de suite, devra être payé d’une façon ou d’une autre dans l’avenir, par mes enfants… ceux-là même pour qui je m’en vais gagner ma croûte! Et il y a fort à parier que les intérêts seront très élevés.

Enfin, parlons de la tranquillité d’esprit. Je ne dirai pas qu’on évite les embouteillages: les infrastructures et les priorités étant ce qu’elles sont, ils sont remplacés par les arrêts fréquents pour laisser passer les trains de marchandise. On est en Amérique, n’est-ce pas?

Si la rapidité n’y est pas – il faudra plus de sept heures pour arriver à Montréal –, quelle paix tout de même de se faire conduire tout en rédigeant, de ne pas se faire téléphoner au volant, d’oublier le nerveux pilotage urbain et le tas de ferraille à déplacer d’une rue à l’autre dans la neige brune!

L’abandon de la voiture, qui pourrait sembler être une perte de liberté, devient un luxe incroyable. J’ai l’impression d’être enfin entré dans la modernité et d’avoir laissé la voiture à explosion, telle une erreur de l’histoire, loin derrière dans son gris vingtième siècle.